CHRONIQUE. La liberté de parole en question
Chaque mois, la psychologue Claire Petin partage son point de vue en tant que professionnelle de la psychologie et explore divers sujets d’actualité. Ce mois-ci, elle se penche sur la liberté de parole en thérapie à la lumière du concept de la fenêtre d’Overton, qui révèle ce que notre société considère comme acceptable… ou non.
Est-ce que vous avez l’impression qu’aujourd’hui on ne peut plus rien dire… ou qu’au contraire, tout peut se dire ? C’est une question qui revient souvent, et qui divise. Entre ceux qui dénoncent une société corsetée par le politiquement correct et ceux qui s’inquiètent de la banalisation des discours haineux, un paradoxe se dessine : la parole semble à la fois hyper contrôlée… et débridée.
Dans un contexte où les lignes du débat public se redessinent sans cesse, il devient de plus en plus difficile pour certains de s’exprimer sans crainte d’être mal compris ou jugé. Y compris en thérapie.
Quand le politiquement correct s’invite en consultation ou “Je ne sais pas si j’ai le droit de dire ça…”
- “Je ne sais pas si j’ai le droit de dire ça…”,
- “Je vais peut-être vous choquer…”,
- “J’ai honte de penser ça…”
- ou encore : “Je vais passer pour une mauvaise personne, mais…”.
Ils s’interrompent, cherchent leurs mots, me demandent parfois :
- “Je peux dire ça ?”,
- “Vous n’allez pas mal le prendre ?”,
- “Est-ce que ça vous choque si je dis ça ?”.
Par peur de renvoyer une “mauvaise” image d’eux, ils cherchent à être rassurés quant aux limites de ce qu’il est “permis” d »exprimer, aux propos qui seraient “interdits” dans l’espace neutre et bienveillant de la thérapie. Il ne s’agit pas simplement de pudeur, mais d’une peur réelle. Même en séance, là où la parole devrait être libre, beaucoup s’autocensurent. Non pas par crainte de “mal dire”, mais par crainte d’être mal perçus. Comme si penser autrement, douter, ne pas se positionner, ou exprimer un avis marginal, était devenu suspect. Certains redoutent d’être jugés, vus comme “réac”, “pas assez déconstruits”, “trop sensibles” ou “pas dans le bon camp”. Ils expriment une crainte explicite d’être en dissonance avec ce qu’ils identifient comme la norme dominante — une “bien-pensance” à laquelle ils n’adhèrent pas toujours, mais face à laquelle ils se sentent contraints de se soumettre.
Quand le thérapeute devient (malgré lui) figure de la norme
Alors que le cadre thérapeutique est précisément là pour accueillir la complexité, les ambivalences, les contradictions, la singularité de chacun… beaucoup redoutent malgré tout d’être jugés pour oser penser autrement. Pourtant, le rôle du psychologue est justement d’ouvrir un espace où la parole peut s’énoncer librement, sans contrainte, sans attente, sans jugement et en toute confiance. Malgré cela, je perçois chez certains patients un besoin de me sonder avant de se livrer : suis-je capable d’entendre une opinion impopulaire sans les juger ?
Ces précautions en disent long sur le climat de tension ambiant. Cette entrave à l’expression de soi engendre une forme d’auto-censure émotionnelle et idéologique, y compris sur des sujets très personnels : la sexualité, la parentalité, la spiritualité, l’écologie, la politique, ou même le fait… de ne pas avoir d’avis clair ou de position affirmée. Certains n’osent plus parler librement, même en thérapie. La parole devient une prise de risque.
Comprendre la fenêtre d’Overton : ce qui est politiquement correct… et ce qui ne l’est plus
Pour mieux comprendre cette réalité, le concept de fenêtre d’Overton peut être éclairant. Métaphore proposée dans les années 90 par un lobbyiste américain, Joseph P. Overton, elle fut d’abord inventée pour s’appliquer aux idées politiques. La fenêtre d’Overton désigne l’ensemble des idées perçues comme acceptables dans le débat public à un moment donné. C’est un outil pour analyser comment les idées évoluent dans l’espace social. En d’autres termes : ce qui est politiquement et socialement “correct”. Ainsi, une idée peut d’abord être impensable, puis radicale, ensuite acceptable, puis raisonnable, populaire et, enfin, devenir tout à fait légitime dans le débat public.
La fenêtre d’Overton est un espace conceptuel. Imaginez donc une fenêtre symbolique :
- À l’intérieur : les opinions, les idées, les discours qu’on peut exprimer sans choquer,
- À l’extérieur : ceux jugés trop radicaux, absurdes ou dangereux.
Mais cette fenêtre n’est pas fixe. Elle bouge avec le temps, elle fluctue influencée par les médias, les leaders d’opinion, les réseaux sociaux, les événements de société… Une idée autrefois indicible peut aujourd’hui être défendue en prime time. Pas parce qu’elle est plus fondée, mais parce qu’on s’y est habitués. À force d’être entendue, elle choque moins : c’est le mécanisme de normalisation du discours. Ce glissement peut être spontané, mais il est aussi parfois parfaitement orchestré. Une stratégie bien connue consiste à introduire une idée polémique en périphérie du débat — via des petites phrases, des buzz, des polémiques — jusqu’à ce qu’elle devienne “entendable”. L’inacceptable d’hier devient le banal d’aujourd’hui.
Quand les fenêtres se multiplient, le débat se complique
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’il n’existe pas une seule fenêtre d’Overton. Plusieurs peuvent coexister selon les milieux sociaux, culturels, les temporalités médiatiques. Dans certains cercles, une idée sera perçue comme tout à fait acceptable… et comme extrême ailleurs.
C’est encore plus vrai en période de crise : les fenêtres peuvent se multiplier, se déplacer plus vite, plus brutalement, et les discours peuvent se durcir. Cette pluralité, si elle peut enrichir le débat, rend aussi l’expression d’opinions dissonantes plus délicate. Elle accentue la difficulté à trouver un espace commun pour dialoguer.
L’impact psychique : confusion, solitude, auto-censure
Mais cette variabilité a un coût psychique. Ce glissement des normes a des effets profonds sur les subjectivités. Dans l’intimité du cabinet, j’observe ces conséquences : confusion identitaire, sentiment d’insécurité dans la relation à l’autre, peur d’être disqualifié pour un mot mal choisi, une opinion, ou même… une absence de réaction. Comme si la liberté d’expression n’était plus une liberté, mais un terrain miné. Prendre la parole, ce serait risquer d’être stigmatisé, rejeté, ostracisé.
Certains patients expriment une confusion intérieure : ne plus savoir où se situer, ce qu’il est “bon” de penser, de ressentir, ou même de questionner. D’autres ressentent une profonde solitude, n’osant plus exprimer leur désaccord avec ce qui leur semble être le consensus social. Résultat ? Une perte de confiance, un repli sur soi, une anxiété croissante et, parfois… une défiance envers l’espace thérapeutique lui-même. Car quand la parole devient anxiogène, elle n’unit plus, n’éclaire plus, n’émancipe plus.
La thérapie : un espace de pensée libre
Comprendre la fenêtre d’Overton, c’est mieux percevoir comment nos repères intimes bougent. Comment ils façonnent notre capacité à nous dire — et à nous écouter les uns les autres. C’est comprendre comment nous nous adaptons intérieurement à ces glissements, parfois au prix de notre authenticité, de notre liberté de penser, ou même de notre sentiment d’avoir le droit d’exister tel que l’on est.
Dans une société fragmentée, en manque de repères, qui lutte contre elle-même et où prendre la parole semble risqué, de nombreuses personnes doutent de leur droit à penser autrement. Et même dans l’espace thérapeutique, cette retenue s’exprime. C’est pourquoi il est plus que jamais nécessaire qu’en thérapie la pensée puisse s’exprimer sans crainte. Cela ne signifie pas tout valider, ni relativiser les propos discriminants ou violents, mais accueillir la complexité, les ambivalences, les doutes, les maladresses… Bref, tout ce qui fait de nous des êtres imparfaits.